"Vigies de la nuit"
C’est presque un carré (130 x 120 cm) ; c’est un rectangle blanc, divisé en deux rectangles horizontaux par un mince tracé noir, à main levée, qui longe les bords et définit une double scène dans la feuille de papier marouflée sur toile. Deux cases, pour employer un terme plutôt dévolu à la bande dessinée. Deux cases superposées, l’une vide, c’est celle du bas, l’autre, celle du haut, occupée. Occupée par un motif légèrement décentré vers la gauche. Un motif puissant, dense, massif, essentiellement noir, subdivisé à son tour en cinq figures inégales, collées l’une à l’autre, en frise.
Ce sont les Veilleurs que nomme la série à laquelle appartient cette œuvre sans titre. Ils sont sommairement dessinés, délimités par des lignes blanches ou grises, irrégulières, comme maladroites. Des taches blanches et grises y marquent en petit nombre les « corps ». Ces corps sont plutôt des sacs, des housses ou des manteaux, aucun membre n’y apparaît. Ils sont surmontés de triangles qui évoquent des capuchons ou des masques pointus. Des formes hiératiques, immobiles, solides, solidaires, sans regard. À peine anthropomorphes. C’est le titre qui met sur cette voie incertaine. Cinq figures noires veillent ici dans le blanc du plan. Il n’y a pas de profondeur, pas d’épaisseur. Ce sont des silhouettes silencieuses, très vaguement humaines.
D’où le sentiment d’inquiétude suscité par cette image mutique, quasi menaçante. Pourtant, veiller peut aussi bien viser à protéger. Figures dressées pour monter la garde. La structure en deux cases de la planche suggère une dimension narrative. Cette veille n’est pas tout à fait intransitive. Le veilleur attend. Dans l’attente, il ne veille sur rien que l’absence de ce qu’il attend. Ici les Veilleurs veillent sur le blanc, le vacant, le vide, le rien, sur lesquels ils sont posés. Ce pourrait être des anges noirs, des fantômes, des revenants insistants. Ce sont nos ombres minérales.
Si peu de moyens plastiques sont ici employés pour nouer l’inquiétude d’une allégorie de l’attente qu’il faut y reconnaître la main d’un artiste qui ne se place pas à la légère devant l’écran de sa feuille, devant ce théâtre intensément vide.
Christian Bernard, 13 septembre 2019.